Plus qu’une figure du mouvement #MeToo français, plus qu’une prise de parole, Adèle Haenel incarne le renouveau de la scène cinématographique français. L’actrice n’est plus muse, la performance n’est plus souffrance: Adèle Haenel renverse le paradigme du cinéma français.
Un devoir de parole. « Renvoyer dans l’espace public ». Adèle Haenel a bouleversé le public ce lundi soir lors du Live Mediapart dédié à sa prise de parole vis à vis de Christophe Ruggia, réalisateur qu’elle accuse de « harcèlement sexuel » et d »attouchements » qu’elle aurait vécu de ses 12 à 15 ans. Une accusation menée avec l’aide de Marine Turchi, journaliste à Mediapart.
Un discours dont avait besoin le cinéma français
Son discours, c’est sans surprise qu’il a touché les cinéphiles et le grand public français, voire francophone. Fort, conscient du climat actuel, conscient du confort que lui procure sa position d’actrice doublement oscarisée, avec du recul tout en semblant aller au plus proche des faits et, enfin, politique: il est tout ce dont le cinéma français avait besoin.
Car Adèle Haenel est celle dont avait besoin cette sphère qui se complait dans des personnages féminins stéréotypés, des scénarios qui jouent sur les clichés sexistes, souvent pour des ressorts comiques, qui adule des personnalités prêtes à défendre Roman Polanski et la « liberté d’importuner » et qui estime que les pratiques menant à la torture physique et mentale sont parfois nécessaires à la beauté de l’art cinématographique.
Un témoignage loin d’être isolé
Les affaires de harcèlement ou, tout du moins, de pratiques douteuses dans le cinéma français, il y en a eu tant, sans pour autant qu’elles déclenchent l’écho qui entoure Adèle Haenel. Pour ne citer qu’un exemple, il suffit d’un nom: Abellatif Kechiche et les multiples polémiques autour des tournages de La Vie d’Adèle et Mektoub My Love: Intermezzo.
Les multiples témoignages qui étaient apparus dans Le Monde et l’action en justice entreprise par l’actrice Ophélie Bau auraient pu être l’élément déclencheur, celui qui allait ouvrir la voix du #MeToo du cinéma français. Mais la démarche d’Adèle Haenel, sa posture, celle de Christophe Ruggia (dont peu connaissaient déjà le nom avant cette affaire) ont changé la donne.
Pourquoi Adèle Haenel marque-t-elle un tournant?
Adèle Haenel, premièrement, pose sa déclaration comme un discours profondément politique: si elle est victime, ce n’est pas le fait d’une seule personne mais bien d’un système qui entoure le cinéma français. Elle décide aussi de ne pas avoir peur de potentiellement sacrifier sa carrière déjà florissante s’il s’agit d’aider tous.tes ceux.elles qui pourraient partager les mêmes expériences traumatiques qu’elle.
Elle s’adresse à Mediapart pour mener l’enquête, en estimant que la justice traditionnelle ne pourrait pas lui apporter les réponses qu’elle attend. Un discours qui se rapproche de celui de Virginie Despentes, figure féministe contemporaine majeure. Auparavant, elle s’était déjà faite connaître comme une personne douée d’un discours pensé, sociologique et lui même féministe: ses multiples interviews l’ont prouvé.
Ce qui est fort dans ces caractéristiques, c’est que peu de gens osent et oseront contredire Adèle Haenel. Dans les commentaires du live YouTube, on lit des remerciements, des marques de respect. Pas que le même témoignage dans une autre bouche aurait été moins légitime. Mais sans cette colère, cette mesure et ce discours qui englobe tout le cinéma français et pas seulement son expérience, il serait peut-être passé inaperçu comme tant d’autres. Ainsi, elle pose un exemple d’une prise de parole barricadée, prête à répondre à toutes les accusations.
Adèle Haenel incarne, peut-être, le renouveau de l’actrice française, longtemps considérée à son paroxysme comme un idéal de beauté aux performances fortes mais constamment relégué à la position de muse. Comme beaucoup l’ont noté, elle peut incarner un tournant. Si elle est la figure d’un mouvement, elle devrait aussi être la nouvelle figure du cinéma français.
Depuis la parution de l’article sur Mediapart, la Société des Réalisateurs de Films a annoncé avoir lancé la radiation de son ordre de Christophe Ruggia. Une première retombée concrète, qui pourrait ouvrir la voie à d’autres.