Jean-Philippe de Villenfagne, Château Blehen: « ma mise de départ, ce n’était pas 1.000 euros »

Arriver à une société prospère, qui envoie 240.000 litres de jus à travers les supermarchés belges, alors qu’on a commencé « tout au bas de l’échelle, à ramasser les fruits », c’est encore possible aujourd’hui, visiblement. Mais pour s’imposer dans le marché saturé des produits artisanaux, du terroir, il valait mieux s’y prendre il y a quelques années. C’est ce que raconte Jean-Philippe de Villenfagne, l’entrepreneur derrière Château Blehen. 

On les voit dans les supermarchés mais aussi au Parlement wallon par exemple – c’est que c’est un produit du terroir, le jus de pommes « Chateau Blehen ». L’étiquette, le dessin, le nom, le prix, tout cela a une allure de grand cru, de jus de pomme de premier choix. C’est qu’il faut un « produit unique » explique Jean-Philippe pendant les « quelques minutes qu’il a pour une interview, entre deux livraisons de camions ». Les quelques minutes se prolongent parce qu’il y a une bonne dizaine d’années à retracer, entre ce moment où Jean-Philippe cueillait les pommes lui-même et aujourd’hui, où les produits du terroir sont en vogue et où Château Blehen surfe sur la vague: aujourd’hui, le jus de pomme, issu d’une pomme spéciale, la « tentation », se retrouve dans 400 points de vente. Et il y a dix personnes qui y travaillent, parfois même plus.

Château Blehen, d’où est-ce que c’est parti?

Il y a 15 ans, j’avais 23 ans, je venais de terminer un graduat de marketing et, en septembre, je ne voyais pas encore trop bien quoi faire. C’était l’époque de la cueillette des fruits, je voulais travailler, j’ai commencé comme cueilleur de poires puis de pommes. C’est le métier le plus en bas de l’échelle qu’il soit, il faut juste être courageux. Le soir, on te dit « tu viens pas demain mais reviens après-demain » et c’est comme ça. J’ai fait ça deux, trois mois. Je voyais qu’il y avait des déchets, des pommes qu’on jetait. Je les ai pris pour faire du jus, pour moi, 500 kilos la première année. Et comme j’avais la fibre commerciale, j’ai commencé à vendre – il y a douze ou treize ans donc.

Screenshot @chateaublehen

Et comment es-tu passé de cueilleur de pommes à producteur de jus de pomme?

À l’époque, il n’y avait presque pas de jus artisanal: chaque année, je doublais mes ventes. Et je testais différentes variétés de pommes, jusqu’à ce que je tombe sur la pomme « tentation »: une pomme moins acide, avec beaucoup d’arôme, pas le genre de pommes dont on fait du jus d’habitude. Je me suis mis à acheter les pommes « tentation » à mon employeur puis, quand il est tombé en concordat, j’ai repris ses pommes « tentation ». J’avais donc un produit unique, exclusif en Belgique.

Puis je me suis marié, j’ai demandé qu’on serve mon jus de pomme aux invités, le traiteur a trouvé que c’était bon… On s’est mis à travailler ensemble et là, mon jus de pomme a commencé à prendre une autre ampleur. À ce moment-là aussi, il y a dix ans, le « local » devenait à la mode.

On est passé de 8.000 à 16.000 litres, mon père s’est mis dans l’affaire, il s’est occupé de la partie commerciale – pendant ce temps, j’étais fermier aussi. On a commencé par vendre à de petits indépendants, des franchises, des fromagers hauts de gamme par exemple…

Et il y a trois ans, j’ai repris l’affaire, à ce moment-là, on faisait 100.000 litres par an. Maintenant, on est à 240.000 litres par an et c’est vraiment devenu une autre affaire: on doit aller discuter avec les grandes surfaces. On ne peut plus faire les pirates et aller trouver directement des petits indépendants, des franchisés. Maintenant, on doit passer par leur centrale pour la facturation – même si on livre toujours en direct dans les magasins.

Combien de personnes travaillent pour Château Blehen?

Il y a deux livreurs à temps plein et un en renfort occasionnellement. Ils vont deux fois par semaine dans chaque province. Ce sont eux qui livrent et placent dans les magasins: ils voient que le présentoir soit nickel, les étiquettes des bouteilles bien vers l’avant etc.

On a une personne à temps plein dans les bureaux et encore cinq à dix personnes dans la production. Les pommes doivent être impeccables, avoir un même taux de sucre car on n’ajoute aucun additif. Du coup, on cueille plus ou moins tôt, et on maîtrise la chaîne de la cueillette au pressage.

Les produits du terroir, est-ce qu’il y a moyen d’en vivre?

C’est viable, oui, mais il y a énormément de concurrents.

En fait, il faut privilégier la qualité et s’assurer que tout le processus mène à une qualité impeccable. Si le jus est nickel mais mal présenté dans les magasins… Ou que les pommes sont bien des pommes « tentation » mais qu’elles sont cueillies au mauvais moment… Bref, il faut être cohérent.

Des pommes « tentation », j’en récolte 25, 30 tonnes à l’hectare. Des Jonagold, il y en a 80 tonnes à l’hectare. Clairement, j’ai d’autres coûts que quelqu’un qui fait du jus de pomme à partir de Jonagold. Mes prix sont un peu au-dessus du marché, il y a des gens prêts à payer pour ça, mais je n’ai pas une marge supérieure à celle de mes concurrents.

J’ai vraiment commencé petit, ma mise de départ, ce n’est sans doute même pas 1.000 euros. J’ai acheté une vieille remorque, puis une camionnette, puis une deuxième. J’y suis allé très doucement, sans emprunter à tort et à travers: j’étais libre d’arrêter à n’importe quel moment.

Qu’est-ce que tu as comme projets pour l’année à venir?

On étoffe notre gamme, les formats. Et on a sorti pour Noël des chips de pommes, des sachets de 90 grammes. L’idée m’est venue parce que je voulais donner des dix-heures sains à mes enfants et que j’aurais aussi envie de manger, parce que je suis gourmand quand même. J’avais acheté quelques sachets de pommes séchées en grande surface, les enfants se sont rués dessus puis ils ont abandonné les sachets qui ont pourri sur place… Et c’est vrai que ce n’était pas trop bon. Du coup, j’ai tenté une alternative, avec des pommes coupées très finement et déshydratées trois fois plus longtemps. C’est plus cher mais c’est meilleur. Et c’est cohérent avec le reste de notre offre.

J’ai une dizaine de produits en test, j’aimerais en sortir deux ou trois dans l’année à venir.

Qu’est-ce qu’il faut pour qu’un produit du terroir marche?

Avec la pomme « tentation », on a un produit unique. Personne, ou presque, ne connaît la pomme « tentation » en tant que telle, si ce n’est dans notre jus. Et c’est ça qu’il faut: pour faire du terroir, il faut un réel plus. Sinon, les gens peuvent aussi bien acheter leur jus chez Minute Maid.

Je ne me lancerais plus maintenant, ce n’est plus le créneau, le marché est saturé. Nous, là, on a une histoire, on est connu, parce qu’on s’est lancé il y a longtemps.

Qu’est-ce qu’il faut comme formation, comme compétences pour se lancer là-dedans?

Je n’ai pas de formation particulière ;-).

C’est énormément de travail, je suis tout le temps disponible. Des directeurs de magasins m’appellent le dimanche, le samedi soir et je réponds, je les dépanne.

Je suis partout, tout le temps, j’aime bien de tout contrôler, de la pomme jusqu’à l’étiquette sur la bouteille. Je veux garantir la qualité.

C’est vrai, j’ai étudié le marketing mais je n’utilise pas de techniques particulières. Je vais beaucoup discuter avec les gens: le week-end, on me verra faire les dégustations de produits dans une grande surface d’Auderghem ou de Schaerbeek, je parle avec les caissiers, j’ai les retours directs du consommateur, j’écoute ce qu’ils me disent, là on me parle beaucoup de jus de pomme bio… J’écoute, j’en prends bonne note…

Puis quand je prends une décision, j’y vais à 100%. Je prends en compte ce que mon père me dit, parfois, je suis son conseil, parfois pas. Et prendre une décision, ce n’est pas uniquement rationnel. C’est difficile à expliquer mais je fais aussi ce que je sens, dans mes tripes, qui va marcher.

Comment est-ce que tu gères une vie de famille avec quatre enfants?

Hélène, mon épouse, l’accepte mais tout le monde n’accepterait pas…. J’essaie d’être là à 100% quand je suis là et je jongle beaucoup. Parfois, je reviens pour le petit-déjeuner et les enfants ne voient pas que j’étais déjà parti travailler.

C’est vrai, j’ai peut-être pris tout de suite deux semaines de vacances en dix ans.

Comment est-ce que tu gères les moments difficiles?

Je n’ai pas de pic de stress, c’est un stress permanent. Mais j’essaie de ne pas devenir imbuvable, d’expliquer calmement le problème à quelqu’un de l’équipe alors que je sais que j’ai encore dix problèmes qui m’attendent derrière.

Heureusement, j’oublie mes erreurs, je passe au-dessus… mais j’en prends quand même note: j’essaie de ne pas les refaire car je paie cash. Quand on est entrepreneur, il n’y a personne au-dessus pour amortir les chocs.

Du coup, quand je lance quelque chose, je lance petit, dans des magasins qui croient en moi, avec énormément de concertations de part et d’autre. Et j’essaie d’aller au-devant des problèmes, je veux vraiment tout maîtriser et éviter la casse.

Aussi, je m’entends terriblement bien avec tous les directeurs de rayon, ils sont enclins à m’aider si, une fois en dix ans, j’ai un problème de livraison. C’est la même chose avec les employés. C’est leur société aussi, ils sont vraiment dans le projet et ils se coupent en quatre pour que ça marche. Tout le monde va dans le même sens. Et c’est ce qu’il faut, parce que je ne peux pas tout faire tout seul.

Qu’est-ce que tu aimes bien dans ton job?

Je suis fermier aussi, et là je fais une partie en bio… On est poussés à produire beaucoup par les grosses sociétés et tous ceux qui gravitent autour, on martèle ça dès l’école. Mais moi je veux autre chose, je veux mieux. Je n’aurais pas envie de vendre des choses qui ne sont pas top pour la santé. J’ai envie que les gens se disent: « la marque de Jean-Philippe, je peux acheter les yeux fermés. »

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