Mode 2016: absence toujours aussi remarquée de mannequins diversifiés sur les podiums

 Je rentre de cours et m’installe devant la télé. Après quelques minutes passe un mini reportage parlant des légendaires Naomi Campbell, Iman et Bethann Hardison  qui se sont associées pour écrire une lettre dénonçant le manque de diversité dans le choix des mannequins choisis pour défiler à la fashion-week de New-York. Pire encore, elles citent des noms. Je me redresse.

Dans cette lettre, elles incriminent une industrie qui pourtant a fait d’elles les superstars, femmes d’affaires puissantes qu’elles sont aujourd’hui. Pire encore, elles citent des noms de créateurs qui selon elles « ne sont sans doute pas racistes, mais qui se rendent coupables d’un acte raciste ». Sur toute la durée de la semaine de la mode de New-York qui lance en fanfare la saison des défilés mondiaux dans les Big Four (New-York, Paris, Milan, Londres), des marques mondiales telles que Calvin Klein, Donna Karan, Marc Jacobs, BCBG Max Azria n’ont fait défilé qu’entre 0 et 1 seul mannequin de couleur dans un défilé pouvant compter jusque 30 mannequins. Iman de dire entre autres « il y avait plus de mannequins noirs dans les années 70 qu’il n’y en a de nos jours ».

Notre pays regorge de créateurs très talentueux reconnus dans le monde entier. Entre Raf Simons (Directeur artistique de Dior), Dries Van Noten, Ann Demeuleumeester, Edouard Vermeulen qui habille les têtes couronnées belges et hollandaises ou encore Olivier Strelli, il est tout à fait normal que des agences de mannequins soient présentes sur le territoire afin de fournir à ces designers des « supports » pour montrer leurs créations. Des personnes et des contrats qui se négocient dans ces agences que sont par exemple Dominique Models, Flag Model Agency ou encore Be Model Management pour ne reprendre que les plus grosses sur Bruxelles. Ces agences sont à l’image de leur industrie : secrètes, concurrentielles et bien inaccessibles.Entendons-nous bien : elles le sont quand elles ne voient pas leur propre intérêt quand vous les abordez. Alors est-ce parce que nous sommes étudiants ? Sans aucune retombée médiatique pouvant leur servir ? Trop occupées ou le sujet est-il trop dérangeant? Sans doute toutes ces raisons à la fois. Toutes nos demandes d’interviews ont été refusées de différentes façons. Un exemple : »Nous sommes en pleine préparatifs pour la fashion-week de Paris, envoyez-moi le tout par mail et dans la semaine je reviendrai vers vous, promis ». A cette heure et malgré des relances, nous attendons toujours.

Que faire alors ? Jouer de son carnet d’adresse, faire chauffer les sms et autres moyens de persuasions. Car une fois qu’on a quelqu’un il faut s’assurer qu’il veuille bien parler car normalement toute communication passe par la puissante agence et n’est, la plupart du temps, pas gratuite. Le contact établi avec deux mannequins masculins (déjà très minoritaires dans un monde dominé par les femmes), le travail peut commencer.

@JavierBarcala
courtesy to Emmanuel Amorin

Emmanuel et Ermin sont tous les deux Belges. Le premier est d’origine togolaise et les parents du deuxième sont du Monténégro. Deux bruxellois dont la vie se déroule entre shootings photos, voyages, tournages de publicités pour le côté pile et sport, éloignement de la famille et incertitudes quant à la régularité du train de vie pour la face cachée. C’est un Ermin détendu et quelque peu nostalgique qui se présente devant moi sur une place au centre-ville. Il me confie que « malgré les côtés chouettes comme voyager dans le monde entier, rencontrer d’autres personnes et des photographes, le métier prend énormément de temps avec les castings, les départs brusques et parfois pour des durées indéterminées. » Il a dû faire un choix et penser à son avenir professionnel et ses études car être mannequin, ça ne paye pas tant que ça (à moins d’être une Adriana Lima, Kendall Jenner ou un David Gandy). Il en fait donc de moins en moins pour pouvoir se concentrer sur son travail en tant que conseiller dans la finance.Une vie bien différente de sa carrière en Thaïlande, au Japon et à Barcelone.

Un secteur belge saturé

Emmanuel quant à lui vit à New-York depuis quelques années. Il est signé dans la plus grande agence du monde, Wilhelmina. Des magazines en passant par Louis Vuitton, Kanye West, Ralph Lauren ou GQ, il enchaîne booking sur booking depuis la fin de ses secondaires à Bruxelles et son envoi par son agence aux Etats-Unis où se situe le marché pour les mannequins noirs. Il répond avec plaisir à mes questions via Skype après avoir trouvé une plage horaire. En plus d’être un homme, il est noir. Une double minorité dans le sujet qui nous intéresse.

Ce que tous les deux pensent du mannequinat en Belgique ? Ils sont d’accord pour évoquer « un marché saturé ». On ne peut pas vivre de ce métier uniquement. Chose intéressante également; « lorsqu’on est atypique par rapport aux standards européens, on est directement envoyé ailleurs. Pour les noirs ce seront les États-Unis » comme Emmanuel à qui son agence lui a suggéré très tôt. »Il ne reste que très peu de noirs, asiatiques ou métis dans les grandes agences de mannequinat à Bruxelles ». La diversité des mannequins dépend de plusieurs facteurs. Le critère « géo-culturel » en est un. Ermin m’explique que son profil européen est très recherché en Asie ; la couleur de ses cheveux, la physionomie de son visage…serait-ce l’attrait pour ce qui est différent dans un paysage donné Il n’arrive pas à se l’expliquer précisément non plus. Fait étonnant, sa couleur de peau est ce qui est préféré en Espagne. Dans un pays chaud où la plupart des garçons sont basanés de nature, ils recherchent des mannequins au teint plus pâle. Mais dans tous les cas, il a dû perdre 10KG en l’espace d’un mois lorsqu’il a été découvert à 16 ans. « Pour ce qui est de la Belgique, on reste fort sur le mannequin-type blanc-he blond-e aux yeux bleus et les filles restent assez minces » conclut Ermin.

@Courtesy of Emmanuel Amorin
@FabianBattistella

J’ai voulu savoir comment vivaient nos deux mannequins le fait d’être des hommes dans une industrie où leur collègues féminines sont non seulement plus célèbres mais gagnent beaucoup plus qu’eux. Sont-ils considérés comme des faire-valoir? Accessoires ? « Non pas du tout » répond Emmanuel. « Ça dépend de la marque et du produit ainsi qu’au public ciblé. Il y a beaucoup de pubs de produits mixtes dans le mannequinat actuellement (Zara H&M…) ce qui permet un quasi équilibre entre nous et de partager l’affiche ».

L’esthétique, cet argument qui donne du fil à retordre

Constatent-ils un réel manque de diversité quand ils arrivent pour un défilé ? Sans aucune hésitation : oui Mais ils précisent respectivement que c’est selon les décisions des designers et leur vision quant à la personne qu’ils voient porter leurs créations quand ils la confectionnent. Ils confirment ainsi les dires de nos trois femmes en vidéo. L’explication du choix artistique est justement celle qui est utilisée par beaucoup de stylistes pour justifier qu’on ne voit que des blancs sur leurs podiums. C’est également ce que dénonce cette coalition de la diversité dont je parlais dans l’introduction. J’ai évidemment contacté deux stylistes pour un commentaire, sans réponse. « Il n’y a pas de grande marque à l’échelle internationale (hors internet ou petits distributeurs) qui vise spécifiquement les noirs ou les asiatiques. » Ajoute Emmanuel comme pour tempérer ce manque de visibilité des différences. Et de citer Tommy Hilfiger Ralph Lauren ou H&M qui sont des marques « ethno-friendly » mais aux défilés on retrouve toujours 2-3 noirs et quelques asiatiques, rarement l’équilibre.

A-t-il déjà été refusé à un casting parce qu’il est noir (sans forcément pour motif raciste) ? Il ne le sait pas. Comment ça fonctionne : l’agent lui dit « tu as un casting à telle heure tel endroit aujourd’hui ,Tu t’y présentes, rencontre le client et lui montre ton book reprenant toutes les photos que tu as déjà faites avec les différents looks que tu peux adopter. Tu vas sentir avec le feeling si le client est intéressé par ce que tu lui propose car il va te poser des questions en plus sur ton book, sur toi, sur ce que tu peux faire etc. S’il ne t’aime pas tu vas aussi le sentir, ça va tourner très court…merci d’être venu, au revoir… Même en demandant à ton agent après-coup le retour à ton sujet, ils ne vont jamais te dire que tu n’as pas booké un job parce que tu es ceci ou cela. C’est plutôt : ils ont choisi quelqu’un d’autre point barre. Il faut dire que des refus peuvent aussi être le fruit de critères physiques ».

les critères ne sont donc pas qu’ethniques

Trop musclé ou pas assez, trop pâle ou trop basané, à l’aise sur un défilé ou plus en photo…Un mannequin pour une campagne Abercrombie n’est absolument pas le même que pour Zara et ce dernier est encore loin d’être celui qui convient pour Nike ou Adidas. Cela ne change toujours pas le fait que nos deux témoins se retrouvent toujours en très forte minorité dans les coulisses de défilés.

Certains auront la chance comme Emmanuel d’être bons en photos, défilé et fitness mais ils devront aller à l’étranger. Pourquoi ne peut-on pas les voir ici-même? Question sans réponse.

« On ne les reverra plus jamais après coup »

Lorsque je leur ai posé la dernière question qui visait à savoir si l’utilisation de mannequins avec un handicap moteur ou mental, des transgenres, de petite taille, voilées etc. vus pendant les fashion-week de New-York ou Paris étaient un signe d’ouverture de l’industrie, Emmanuel et Ermin n’ont pas pu retenir un éclat de rire.

Pour l’un il s’agit ni plus ni moins que d’un coup de pub gratuit dans les médias sur le moment. Si des marques comme Benetton utilisent une variété de mannequins tous différents, « c’est dans l’espoir que le public se sente représenté par l’un ou par l’autre ».

Pour l’autre ce sont des personnes qui font parti du show qu’est un défilé. Tout est communication, chaque élément a son importance. « On veut faire ce que personne d’autre n’a encore fait pour marquer le coup et montrer qu’on est ouverts ».

Que peut-on retenir?

Dans un secteur aussi médiatisé que celui de la mode avec plus de quatre collections par an, les magazines, les publicités en télé ou sur les affiches, ce secteur en partenariat avec les médias pourrait faire une énorme différence.

Il est plus que temps que ces créateurs cessent de se cacher derrière le masque de l’esthétique pour ne pas permettre aux responsables de castings de booker un immense panel de mannequins divers et variés. Les hispaniques, africains, asiatiques ou les arabes consomment eux aussi des marques occidentales.Ensembles ces deux forces d’influence peuvent montrer à tout le monde que la beauté est plurielle. La télévision et le cinéma ont fait d’énormes pas en avant avec des personnages noirs, hindous, asiatiques qui désormais tiennent les rôles principaux. La mode est encore très en retard. En travaillant sur ce sujet je me suis rendu compte que notre Belgique est encore façonnée par les standards de Paris, Milan ou Londres. Les backstages des défilés de la Cambre sont toujours à 95% peuplés de mannequins blancs. L’industrie restera dominée par les femmes ici et partout ailleurs; ce qui signifie que les mannequins hommes devront encore se battre pour leur place au soleil

Si New-York et Paris ont fait de gros efforts quant à une représentation de mannequins diversifiés, pour Londres et Milan l’initiative de la coalition pour la diversité menée par ces trois icônes se heurte encore à des mûrs. Or sans initiatives coordonnées des consommateurs et des créateurs, la route sera encore longue…

«Peu importe la couleur de ta peau, si tu as le talent, tu devrais avoir l’opportunité de faire le job » Naomi Campbell

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